Vers une justice migratoire

Dans le présent document, nous souhaitons pousser plus loin la réflexion entamée dans le document ‘De l’hostilité à l’hospitalité’ et proposer les grands traits d’une politique migratoire réaliste, juste et humaine.

Notre point de départ est l’expérience directe du JRS Belgium, à partir des visites en centres fermés et du projet d’hospitalité d’«Up Together » : ce sont « nos intuitions de terrain ». Cette expérience nous révèle des situations injustes (1). Elle nous met au défi de définir une nouvelle politique (2). Nous esquissons les grandes lignes de ce que pourrait être cette politique (3) et nous plaidons pour une approche réaliste du phénomène migratoire dans le monde actuel (4). Nous abordons enfin, de façon plus spécifique, trois questions particulières : la détention des migrants (5), les déboutés inéloignables (6) et les sans-papiers (7).

1. Nos intuitions de terrain

De notre double présence sur le terrain, dans l’accompagnement, d’une part, de demandeurs d’asile et de migrants détenus en vue de leur expulsion, d’autre part, de migrants déboutés mais « inéloignables », privés de tout droit sur notre territoire, se dégagent trois intuitions qui sont pour nous trois évidences.

1.1 La détention administrative en vue d’un rapatriement nous semble fondamentalement injuste, dès lors que migrer n’est pas un délit mais l’exercice d’un droit reconnu par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. A fortiori, le placement systématique en détention des étrangers qui demandent l’asile « à la frontière », principalement à l’aéroport : on anticipe le non-fondement de leur demande en préparant leur hypothétique renvoi. L’absence de contrôle judiciaire préalable permet de leur infliger une souffrance disproportionnée par rapport au but poursuivi et sans que soit vérifiée l’absence d’alternative moins contraignante. Cette politique fonctionne structurellement à la marge de l‘injustice, au prix de fréquentes violations des droits fondamentaux des personnes.

1.2 La politique de retour forcé ne fait pas sens non plus. Elle ne fait pas sens en elle-même pour les migrants déboutés car elle ne tient aucun compte de leur vécu. Surtout les stratégies mises en œuvre pour les convaincre d’accepter un retour « volontaire » et finalement le recours à la force dans le cas de l’expulsion proprement dite, tout cela inflige aux déboutés un taux de souffrance qui nous paraît inadmissible.

Ce qui sous-tend cette politique de retour forcé semble bien être la volonté d’enrayer tout « effet d’aspiration », partant de l’idée qu’une attitude plus accueillante (jugée laxiste), qui introduirait un semblant de libre circulation, provoquerait, à bref délai, un mouvement migratoire massif. Or ce scénario catastrophe n’est retenu par aucun des scientifiques qui analysent les mouvements migratoires (1) . La crainte qui fonde l’actuelle politique n’est qu’une hypothèse hautement aléatoire. Elle ne justifie pas selon nous la rigueur inhumaine de la politique de retour forcé.

1.3. Le déni qui frappe les demandeurs d’asile déboutés et les migrants « inéloignables » nous semble profondément injuste. En effet, à leur sortie du centre fermé, ils sont abandonnés dans la nature, sans droit de séjour, sans droit de travail, sans droit à l’aide sociale, particulièrement vulnérables à toutes sortes d’exploitations. Si, après avoir placé ces personnes en détention, et leur avoir refusé le séjour, l’État n’est pas parvenu à les expulser, il serait élémentaire qu’il leur accorde un statut de séjour.

2. Une nouvelle politique

Devant l’impasse de la politique d’asile de la Belgique (et d’ailleurs de l’Europe en général), le JRS ne peut se contenter de témoigner des misères qu’il rencontre sur le terrain, de défendre individuellement les migrants qu’il accompagne et de plaider pour des améliorations ponctuelles de leur cadre de vie. Au-delà de ce travail de première ligne, nous nous sentons appelés à interroger le système dans son ensemble et à chercher à définir un nouveau paradigme migratoire qui prenne en compte à la fois les réalités économiques, sociales et politiques et les notions de sens, de justice et d’humanité. Comment traduire l’intuition prophétique et le message évangélique de l’accueil de l’étranger dans une politique migratoire globale, juste, réaliste et durable ?

2.1. Une politique migratoire globale

Après avoir encouragé, après la guerre, l’immigration de main d’œuvre étrangère, la Belgique a décrété en 1974 l’arrêt de cette immigration. L’accès au territoire était réglé par une loi datant de l’entre-deux-guerres qui laissait au ministre de la Justice un pouvoir discrétionnaire. En 1980 fut adoptée la loi « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers ». En dehors des trois mois autorisés pour les touristes, l’accès au territoire est sévèrement réglementé : les éventuels travailleurs ou indépendants doivent avoir obtenu un accord préalable, au départ de l’étranger. Les autres voies d’entrée sont les études, le regroupement familial et enfin l’asile.

C’est dans le domaine de l’asile que la situation a le plus évolué. Entre 1980 et 1985, le nombre de demandes d’asile a plus que doublé en même temps que les pays d’origine des demandeurs se diversifiait. Jusqu’alors, la reconnaissance du statut de réfugié dépendait du délégué en Belgique du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR). La loi du 14 juillet 1987 crée le Commissariat général aux Réfugiés et aux Apatrides et la Commission permanente de Recours des Réfugiés. Mais la procédure mise en place comporte aussi un examen préalable de la demande par l’Office des étrangers, censé en établir la recevabilité, mais qui peut l’écarter comme « manifestement non fondée » et porte donc en fait déjà sur le fond. Cette approche restrictive, qui conduit aux situations que nous avons dénoncées, est un déni de la réalité qu’est la mobilité humaine dans le monde globalisé d’aujourd’hui. Il est donc urgent d’élaborer une politique migratoire globale.

2.2 Une politique migratoire juste

Nous avons souligné les injustices dont sont victimes les demandeurs d’asile dans notre pays et dont nous sommes les témoins directs par notre travail. Elles s’inscrivent dans un ensemble plus vaste, la politique de l’Europe-forteresse, l’absence de voies légales et sûres d’accès, les risques courus par les migrants et la violence qu’ils subissent tout au long de leur parcours. Mais cette violence institutionnelle est le reflet d’une injustice plus fondamentale : le fossé nord-sud, l’inégalité foncière entre les habitants de la planète, très précisément par rapport à la mobilité. Comment justifier que les Occidentaux que nous sommes disposent d’une liberté quasiment illimitée pour se déplacer où et quand ils le veulent, alors que les habitants de pays qui souffrent de la misère ou dans lesquels les droits humains sont bafoués n’ont quasiment aucune possibilité de migrer ? Peut-être d’ailleurs serait-il plus juste de dire que le droit à la mobilité est réservé aux riches, de quelque pays qu’ils soient. Plus on est pauvre, moins on a le droit de se déplacer.

2.3 Une politique migratoire réaliste

On cite souvent la phrase de Michel Rocard : « Nous ne pouvons accueillir toute la misère du monde », en oubliant de citer la suite : « mais nous devons en accueillir notre part ». Une plus grande ouverture aux migrants ne peut être vécue positivement par la population d’accueil que si elle s’inscrit dans une vision à long terme qui évalue et tienne compte des limites de la capacité d’accueil du pays et mette en place une politique résolue d’intégration. Celle-ci suppose des investissements en termes de parcours d’insertion comprenant l’apprentissage linguistique, l’accès au logement, la formation professionnelle, l’accès au marché de l’emploi. Sans oublier, parallèlement, une action explicative en direction de la population d’accueil. Ce n’est que si une telle politique positive existe que nous pouvons espérer une opération ‘win-win’, une solution bénéfique, tant pour la société d’accueil que pour les migrants.

2.4 Une politique migratoire durable

L’Europe n’arrêtera pas le flux migratoire ; sa prétention à fermer ses frontières est un leurre. Indépendamment de moments de crise aigüe, la pression migratoire est devenue une constante dans le monde d’aujourd’hui. Il est donc nécessaire de mettre en place une politique migratoire qui tienne la route à longue portée, une politique durable.

3. Les grandes lignes d’une politique migratoire

Nous avons bien perçu que la situation actuelle ne répond plus à la réalité du monde présent. Dans un monde où les informations, les idées, les biens – et aussi ceux qui ont des biens – circulent sans obstacles, les frontières se ferment à la foule de ceux que la violence, la pauvreté, le désir de vivre décemment mettent en route. Est-il possible, raisonnablement, de mettre en place une autre politique ? De quels facteurs doit-on tenir compte pour élaborer une alternative à l’impasse actuelle ?

3.1 La limite inférieure

Le seuil minimum est évidemment le respect de la Convention de Genève et des autres instruments internationaux auxquels la Belgique a souscrit. Ce que nous avons dénoncé plus haut, l’enfermement préalable par exemple et les conditions du renvoi forcé, nous montre que ce minimum lui-même n’est pas respecté. Le droit positif doit être constamment rappelé et entretenu, au service de la dignité humaine. C’est la limite inférieure qui doit être rappelée et exigée sans concession.

Il convient de mentionner ici la possibilité de la « protection temporaire »(2). Elle a été notamment utilisée en Belgique au moment des conflits liés à la fin de la Yougoslavie. Y faire recours permettrait de faire face avec humanité à un afflux exceptionnel de réfugiés.

3 .2 L’équilibre démographique

Mais il faut aller plus loin et peser la réalité des limites invoquées. Le point de vue démographique d’abord. Il ne semble pas douteux qu’un apport de population soit utile, voire nécessaire en Belgique et dans d’autres pays d’Europe comme l’Allemagne pour compenser la chute de la natalité et le vieillissement de la population. La question se pose sans doute différemment dans d’autres pays. C’est donc un point qui serait à prendre en compte si l’on veut définir une politique d’asile concertée de l’Union Européenne.

Le JRS n’a pas les compétences pour se prononcer sur cette question mais il plaide pour qu’elle soit mise à l’agenda politique.

3.3 L’équilibre socio-économique

Toutes les études scientifiques confirment que l’intégration d’une population migrante se révèle, à terme, positive pour l‘économie du pays d’accueil, pour peu que celui-ci ait consenti les investissements nécessaires à son insertion sociale. La Suède, dont la croissance a été exceptionnelle dans la zone euro, après qu’elle a ouvert grandes ses portes, peut être citée en exemple, à condition toutefois de préciser qu’elle n’a pas lésiné sur les investissements structurels (logement, parcours d’insertion, etc). On pourrait aussi mentionner l’Allemagne et l’Autriche.

Une question centrale est celle de l’étendue des droits sociaux qui seraient reconnus aux nouveaux arrivants. Il est clair que si les pays d’accueil ne leur concèdent qu’un droit de séjour sans leur donner accès aussi aux droits sociaux dont jouissent les citoyens, ils ne feront que transformer une barrière géographique en une barrière sociale.

Si l’apport de migrants s’avère généralement favorable à la société, il ne va pas de soi. Il suppose un consensus au sein de la population d’accueil et, de la part des responsables politiques, la mise en œuvre de structures d’accueil et d’intégration.

3.4. Le consensus social

On est loin d’un consensus en matière d’accueil des migrants. Un indice de la réticence de nombreux Belges est la cote de popularité des ministres chargés de l’asile et de la migration, Madame Maggie De Block naguère, Monsieur Théo Francken aujourd’hui. Heureusement, il y a aussi, à l’inverse, les nombreuses initiatives de citoyens qui viennent en aide aux migrants en détresse.
L’option d’un accueil plus largement ouvert suppose une volonté politique d’en créer les moyens, notamment au niveau du logement. Elle suppose aussi qu’on mette en place résolument des parcours d’insertion qui mettent la personne migrante en face de la nécessité de son insertion et de l’effort que celle-ci suppose, notamment en matière d’apprentissage des langues et d’appropriation de notre habitus démocratique. Ces parcours existent depuis un bon moment en Flandre, et commencent à être mis en place à Bruxelles et à peine en région wallonne. Si ces dispositifs sont obligatoires, il est piquant de constater qu’ils sont loin d’être dotés des moyens suffisants.

Mais les décisions politiques en faveur de l’accueil et de la bonne insertion des primo-arrivants ne seront efficaces que si elles peuvent s’appuyer sur un consensus social pour mettre en œuvre une réelle hospitalité, accepter la rencontre interculturelle et construire un vivre ensemble durable et harmonieux. C’est une tâche de longue haleine mais la qualité de notre démocratie en dépend.

4. La mobilité humaine dans le monde actuel

La Convention de Genève offre sa protection à ceux qui craignent la persécution pour des raisons liées à leurs opinions politiques ou religieuses, à leur nationalité, leur race ou à leur appartenance à un certain groupe social. Et c’est très bien ainsi. Mais, dans la pratique administrative actuelle, on s’arc-boute sur cette définition pour contrôler et limiter au maximum notre hospitalité.

Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit plus haut : le placement systématique en centre fermé des demandeurs d’asile à la frontière, les retours forcés, le sort des inéloignables. Ce que nous contestons fondamentalement, c’est l’inadéquation de la législation actuelle par rapport à la situation réelle de notre monde. La référence à la Convention de Genève, entendue strictement, est devenue un instrument de contrôle et de limitation de l’accueil des migrants.

La Convention de Genève fut le résultat d’un accord entre les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, destiné à régler le sort des personnes déplacées pendant et après le conflit. Elle a, dans la suite du temps, été appliquée à bien d’autres situations de détresse de par le monde et permis de sauver des centaines de milliers de vies humaines. Nous nous réjouissons des résultats qu’elle a permis d’engranger et nous plaidons pour son maintien intégral. Malheureusement, en l’absence d’une réelle politique migratoire, elle est devenue presque la seule porte d’entrée légale dans de nombreux pays, ce qui amène les États à déployer les moyens de contrôle et de dissuasion pour en limiter l’usage autant que faire se peut. Dans les faits, un instrument de protection internationale est utilisé comme outil de régulation des mouvements migratoires.

Or, en quoi une personne persécutée pour ses convictions religieuses, un opposant politique ou quelqu’un fuyant les bombardements seraient-ils plus dignes de protection qu’une famille qui fuit la famine ? Est-il moralement acceptable de réserver notre hospitalité à cinq catégories de migrants qui ont été consacrées, pour des raisons historiques, dans un instrument juridique de portée mondiale et d’user d’un argument purement légaliste pour la refuser à tant d’autres migrants forcés dont le seul crime est de chercher une possibilité de survie en dehors de leur pays d’origine ? Et au nom de quoi pouvons-nous nous ériger en juges de la légitimité et de la nécessité de tel ou tel projet migratoire ?

Il nous paraît urgent d’imaginer de nouveaux instruments de solidarité et d’intervention internationales qui prennent en compte les nouvelles causes de migration – conflits, misère, surpopulation, changement climatique, détérioration de l’environnement… –, les inégalités foncières qu’elles révèlent et les drames qu’elles provoquent.

5. Alternatives à la détention des migrants

À la lumière de cette réflexion fondamentale, nous pouvons maintenant reprendre les situations d’injustice que nous avons dénoncées et proposer des alternatives.
Commençons par le système d’enfermement qui est mis en œuvre. Nous l’avons dit, nous le jugeons inacceptable d’un point de vue éthique. Nous constatons par ailleurs l’inefficacité et le coût de la politique d’éloignement dont les centres fermés constituent la clé de voûte. Nous dénonçons cette politique qui fonctionne constamment à la marge de l’injustice, au prix de violations des droits fondamentaux des personnes vulnérables. La détention administrative est-elle donc vraiment indispensable ?

Nous répondrons à deux niveaux : d’un point de vue opérationnel d’abord, sur un plan plus symbolique ensuite.

5.1. Au plan opérationnel

Rappelons tout d’abord que, tant d’après la réglementation européenne que selon notre législation, la détention ne peut être utilisée que comme un moyen ultime. C’est pourquoi, redisons-le, la détention automatique des demandeurs d’asile aux frontières nous paraît totalement inadmissible. Mais également quand il s’agit de demandeurs déboutés qui font l’objet d’un ordre de quitter le territoire, l’État doit mettre en œuvre des solutions alternatives qui leur permettent de rester dans la vie commune, jusqu’à ce que leur situation soit définitivement clarifiée. Dans la pratique, l’absence de tout contrôle judiciaire a priori, ainsi que les errances de l’aide juridique en centres fermés ont transformé ce principe en un vœu pieux.

Pourtant des alternatives existent et ont démontré leur efficacité : elles atteignent mieux le but, qui est de prévenir la clandestinité, elles coûtent moins cher et elles respectent les droits humains. Les maisons de retour représentent une ouverture en ce sens, bien que limitée aux seules familles comprenant des enfants mineurs, et même s’il y a encore bien des points à améliorer dans leur gestion. C’est, tout spécialement à partir de notre présence vigilante dans ces maisons que nous pouvons proposer quelques principes de base qui permettraient de nous passer de la détention administrative.

 Les demandeurs d’asile doivent, tout au long de leur trajet, être accompagnés d’assistants ou « coaches » indépendants par rapport aux autorités qui prennent la décision sur leur statut migratoire. Ces coaches établissent une relation de confiance avec les demandeurs d’asile et leur fournissent les informations nécessaires à tous les stades de la procédure, ainsi que sur les options possibles au cas où la procédure d’asile aboutit à un échec. L’accompagnement ne se termine donc pas avec le refus de la demande d’asile.

  Les demandeurs déboutés doivent disposer d’un temps suffisant pour faire le deuil de leur projet migratoire avorté et prendre une décision personnelle sur leur avenir à plus long terme. À cet effet, ils doivent pouvoir disposer d’une information fiable quant aux possibilités de retour, aux conséquences d’un séjour illégal en Belgique et à la situation dans leur pays. Un appui effectif à leur réintégration, quelle qu’elle soit, doit leur être offert.

  Les coaches ne se présentent pas comme des adversaires ou des contrôleurs du demandeur d’asile, mais comme ses partenaires dans la recherche d’une issue à leur détresse. Leur intervention crée un monde de différence, même pour les personnes qui sont finalement déboutées dans leur demande d’un titre de séjour. Il s’agit d’accueillir les demandeurs et de les traiter d’un bout à l’autre avec respect et dignité. Nous croyons que, seuls, ce respect et cette dignité à l’égard de tous les migrants permettront d’arriver à des décisions justes et pérennes.

5.2. Au plan symbolique

La systématisation du recours à la détention administrative, et surtout l’intention exprimée par le gouvernement de doubler la capacité des centres fermés, nous déterminent à proposer un second niveau de lecture. Nous avons en effet la conviction que la finalité des centres fermés, au-delà de leur utilité opératoire supposée, est d’adresser un message sécuritaire à la population, qui est ainsi à la fois alertée sur la dangerosité présumée des migrants et rassurée par les mesures de contrainte prises par nos gouvernants. Risquons une comparaison : la détention en vue du renvoi serait à la politique migratoire ce qu’était autrefois la peine de mort dans notre droit pénal : la sanction ultime, clef de voûte d’un système répressif censé garantir l’ordre public. Mais le centre fermé partage sans doute avec la peine de mort un paradoxe, c’est son faible effet de dissuasion. La sévérité de la détention administrative ne fait pas renoncer à son projet un migrant en quête de protection internationale ou en recherche d’un lieu de vie décente.
En fin de compte, le centre fermé ne se réduit-il pas à un instrument de propagande sécuritaire et populiste au service d’un pouvoir timoré ? Il ne mérite, selon nous, pas la place ni les moyens que lui réservent nos autorités et n’est nullement indispensable pour mener une politique migratoire cohérente et efficace.

6. Les déboutés « inéloignables »

La question sort des déboutés « inéloignables » concerne les quelques centaines de migrants par an qui ont connu la détention administrative, mais qui n’ont pas pu être expulsés endéans le délai légal, pour des raisons indépendantes de leur volonté. Ils sont en fait abandonnés sans aucun statut, ni aucun droit, ni aucune ressource et donc dans un état de particulière vulnérabilité. Il est impératif que leur soit accordé un droit de séjour et un statut de protection, au moins temporaire.

7. Les « sans-papiers »

Le sort des « sans-papiers » est sans doute la question la plus cruciale, dès lors qu’il ne s’agit plus de quelques centaines de personnes « inéloignables », ni de quelques milliers de détenus en centre fermé, mais d’une population en situation irrégulière estimée entre 100.000 et 150.000 personnes.

La première chose qu’il faut noter à ce sujet, c’est leur quasi absence de la scène médiatique et du débat politique et le manque d’information officielle à leur sujet. Toute politique sérieuse les concernant devrait pouvoir se fonder sur une connaissance approfondie de cette population : nombre, durée du séjour sur notre territoire, niveau de formation, degré d’intégration dans la société, notamment via le marché du travail non déclaré. À défaut de cette connaissance, il est impossible de proposer des voies de solution.

Mais il nous paraît clair qu’il faut exclure la piste extrême que serait le renvoi systématique de tous les étrangers en situation irrégulière. D’abord, parce que pareille solution n’est pas réaliste. Elle ne l’est pas du point de vue des moyens de contrainte individuelle qui devraient être mis en œuvre : rappelons que les rafles et expulsions collectives sont interdites par plusieurs instruments internationaux (Pacte international relatif aux droits civiques et politiques, Charte européenne des droits fondamentaux…). Elle ne l’est pas non plus en raison de la difficulté de trouver pour les personnes expulsées une destination légale et sûre (acceptation par un pays tiers). Il n’est pas douteux que bon nombre de migrants en situation irrégulière pourraient à bon droit invoquer le principe de non-refoulement au vu des risques qu’ils courraient dans leur pays d’origine. D’autre part, une telle mesure globale pourrait avoir un impact négatif sur notre économie, tant est réelle l’importance de l’économie souterraine. Et surtout une telle expulsion à grande échelle n’offrirait aucune garantie de durabilité, dès lors que nombre de migrants expulsés ne mettraient pas longtemps à retrouver le chemin de l’Europe.

Nous ne sommes pas pour autant partisans d’une régularisation de masse et indifférenciée qui serait mal comprise par la population. Mais, dans l’attente d’une analyse approfondie dédiée à ce petit pourcent de la population belge, il nous semble à tout le moins nécessaire d’envisager des campagnes de régularisation ponctuelles, comme il y en a eu plusieurs depuis 1974 (la dernière en 2009). Elles permettraient, en fonction de critères précis, de faire sortir de l’illégalité des personnes en réalité bien insérées dans notre vie économique et sociale, même si elles vivent dans des situations précaires.

(1) Maryline Baumard, Le Monde 26.06.2016 (supplément "Culture & idées") qui cite notamment: François Gemenne, Université de Liège (Cedem) et Science Po (Paris); Idil Atak (Université Ryerson, Canada) et Speranta Dumitru (Université Paris-Descartes) dans la revue Ethique publique ; Hélène Thiollet (chercheuse du CNRS, associée à l’Institut international des migrations d’Oxford) et Catherine Wihtol de Wenden (directrice de recherche au CNRS), « Faut-il ouvrir les frontières ? », 1999, Presses de Science Po; Antoine Pécoud et Paul de Guchteneire, Migrations sans frontières. Essais sur la libre circulation des personnes, 2009, Editions Unesco ; Bertrand Badie, chercheur au Centre d’études et de ¬recherches internationales (CERI) ; Michael Clemens, du cercle de réflexion Center for Global Development, Journal of Economic Perspectives, Volume 25, Number 3-Summer 2011, pp. 83–106;
(2) Un statut de protection temporaire peut être octroyé lorsque le Conseil de l’Union européenne a pris une décision constatant l’afflux massif ou imminent de personnes déplacées d’un pays ou d’un conflit spécifique vers les pays européens. A ce jour, il n’a jamais été mis en œuvre.