“Parfois, je vis une sorte de black-out”

Khoren rit : j’ai deviné juste. Nous sommes assis dans la tente de réception d’un café à Hasselt, parce que c’est l’endroit public le plus chaud où l’on peut encore fumer. « Pendant quatre ans, j’ai été bloqué » dit-il. Mais ces derniers six mois se sont passés autrement. Khoren a dû déménager pas moins de trois fois avec sa famille : de son appartement de Zonhoven près de Hasselt, où ils vivaient déjà depuis cinq ans, vers un centre de détention à Sint-Gillis-Waas où Helga, notre collègue du JRS, leur a rendu visite. Ensuite la famille est retournée à Zonhoven puis, pas même un mois plus tard, vers une maison de retour à Beauvechain. Au moment où je l’interviewe, il réside de nouveau à Zonhoven mais, cette fois, sans son épouse ni ses deux fillettes.

« C’était le 3 ou le 4 février. Pour Narine, ç’aurait été le premier jour de son entrée dans sa nouvelle école de Heverlee. Notre dernière demande d’asile était toujours en cours de traitement ; nous pensions donc que nous étions protégés. » Ça s’est passé autrement. A huit heures du matin, les agents de l’Office des Etrangers ont actionné le code de la porte de devant. « Nous ne savions pas qu’ils viendraient, dit Khoren. Ils ne nous ont donné aucun délai. Ma femme Nelli était très affectée –c’est normal, tout de même ? ». Les agents l’ont menacée de la frapper si elle ne se calmait pas. Khoren était à son travail quand on l’a appelé. Sa famille serait reconduite à l’avion, ce jour-même encore. S’il rentrait avant midi, il pouvait les accompagner. Depuis ce matin-là, il n’a plus revu sa famille.

Nous ne savions pas qu’ils viendraient, dit Khoren. Ils ne nous ont donné aucun délai.

« Autrefois, je n’étais pas aussi sensible », dit Khoren alors que les larmes lui montent aux yeux. « C’était très difficile. Je ne pouvais pas accompagner ». Les Hovhanesyan étaient, tout au long des six dernières années, une famille ordinaire en Flandre. C’est durant cette période encore qu’est née Alexia, aujourd’hui âgée de trois ans. Toute leur vie se passait ici : l’école des enfants, le travail, le club sportif…Et là ils ont encore leurs affaires. Le dernier mois de ces six années en Belgique, Khoren l’a passé à la vente des meubles et au traitement de choses pratiques. « Nous ne voulions pas renoncer à l’appartement, parce que nous pensions que tout reviendrait dans l’ordre ». S’il avait été « à la maison » ce matin-là, même cette mise en ordre n’aurait pas été possible.

Khoren raconte les bonnes occasions qu’il a reçues en Belgique. « L’intégration, je l’ai poursuivie très consciemment. J’ai suivi non seulement le parcours d’intégration, mais d’autres cours encore, tel le néerlandais avancé. » Khoren est un perfectionniste. Parfois, en néerlandais, il dit hun alors qu’il faudrait dire hen – mais il se corrige aussitôt de lui-même. Parce que ses études supérieures menées en Arménie n’ont pas été reconnues (il est travailleur social, tandis que sa femme a étudié l’allemand), il a suivi des cours de promotion sociale. Mais lorsque sa demande d’asile a été refusée, il devait, d’un jour à l’autre, mettre officiellement un terme à sa formation. « J’ai été parler avec le coordinateur de l’école et j’ai pu poursuivre ma formation. J’ai même reçu un certificat, mais sans le cachet ».
Khoren s’est appliqué à construire le réseau de sa famille. A l’école, il s’est porté volontaire pour transporter des élèves, alors même que, à l’époque, il ne parlait pas encore bien le néerlandais. Il est devenu coach pour les jeunes joueurs du Sporting de Hasselt, le club de foot de Stijn Stijnen. L’appui des gens qui les connaissaient donnait du courage à sa famille. « Quand Helga disait : je trouve ça grave, alors elle expliquait toujours pourquoi. Et après une telle rencontre, nous nous sentions stimulés ». Helga a déployé beaucoup d’efforts pour montrer toute ta sympathie et sa compréhension à la famille, alors même qu’elle ne poussait pas l’introduction d’une nouvelle demande d’asile.

Entre-temps, Khoren est retourné voir sa famille en Arménie. « Depuis le départ de ma famille, je vis parfois une sorte de black-out. En Arménie, nous avons laissé notre vie derrière nous, mais en Belgique, nous avons laissé plus que notre vie : tout ce temps perdu pour cette bête autorisation de séjour ». Son avenir, Khoren ne le voit pas en Arménie. A cause de ses convictions politiques, il n’a aucune chance. Si sa famille finira par rester en Arménie, il ne le sait pas encore…

David Knapen